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PREMIERS VOYAGES
AVEC EROS

Les fantômes.
La demeure était habitée : habitée par des esprits malins qui s’emparent du visiteur dès qu’il franchit le porche de pierre. C’était un vieux moulin à eau du siècle dernier, grande bâtisse de granit, à l’architecture austère et sobre de la Bretagne Sud.
Le grenier était mon refuge, et même maintenant, un quart de siècle plus tard, pareil à la maison onirique de Bachelard, il est le refuge de certains de mes rêves.

La maison était hantée par les fantômes de ses anciens habitants, âmes perverses, qui revivaient leurs sensualités défuntes à travers les fantasmes de l’enfant rêveur que j’étais.
J’étais le seul à savoir, le seul à qui ils se révélaient.
J’avais quatorze ans, et je me cachais dans le grenier pour partager avec eux les plaisirs interdits de mon monde secret.

Je devais d’abord traverser l’obscurité humide et froide d’un rez-de-chaussée sans fenêtres encombré de formes indistinctes, qui ne se révélaient que progressivement à l’oeil ébloui par l’écrasant soleil d’été.
La fraîcheur humide de l’antre préfigurait le vestibule d’un temple initiatique.
Sur la gauche, comme un totem érigé à la gloire de rites barbares, trônait le pressoir à pommes,
J’étais fasciné par ce monstre médiéval tapi dans l’ombre. Dressée au centre du large plateau de chêne, une épaisse vis en acier rouillé de deux mètres de haut guidait la masse de bois qui servait à écraser les fruits.

Sur la droite, immobiles, figées dans une attente menaçante, les larges roues des engrenages semblaient guetter l’imprudent qui oserait s’aventurer entre leurs entrelacs rouillés pour le happer et le broyer inexorablement.

Du premier étage, un escalier étroit et raide permet d’accéder au sanctuaire des pensées sublimes : le grenier.
La machinerie de bois repose sous un linceul centenaire de poussière de farine.
Au fond, juste éclairé par le faisceau de lumière transperçant la lucarne, campe le vieux treuil trapu, qui servait à soulever les meules du premier étage.

D’un mouvement ample, j’actionne sa manivelle dont l’orbite est si large qu’elle m’entraîne dans une danse répétitive rythmée par le cliquetis régulier du pêne sur l’endenture rouillée. Les engrenages s’interpénètrent lentement. La corde, grosse comme mon bras, s’enroule autour du tambour de bois, et remonte à travers la large trappe entre les pattes du monstre courtaud.
Il me faut faire au moins dix révolutions pour que le tambour autour duquel s’enroule la corde n’en fasse qu’un.

L’odeur de vieux bois dans la chaleur sèche et feutrée et ce geste répétitif inutile qui entraîne mon corps dans des contorsions inhabituelles, éveillent ma sensualité. Je veux ressentir dans mon corps les sensations interdites que mon esprit invente, ou que les démons me susurrent.

Je défais ma ceinture. Allongé à même le plancher, immobile sous la charpente, je savoure la chaleur des faisceaux solaires, qui dessinent des cercles brûlants sur ma poitrine.
La rémanence fragile des anciens maîtres du lieu rôde autour de moi.
Progressivement, l’âme secrète, captive, suinte hors du granite, et s’empare de mon esprit.
Mes mains descendent le long de mon ventre, et je me caresse les yeux fermés. Je m’imagine jeune esclave dans la Rome antique, qu’une maîtresse adolescente soumet à ses jeux cruels.

J’ai tellement répété ce rituel de la chair, allongé sur la poussière sèche du plancher, que les démons du granit sont devenus mes frères.
J’étais le vaisseau vivant de ces âmes prisonnières de la pierre, rêvant d’incarnation pour savourer à nouveau le plaisir d’être.

Lors d’un été torride, le moulin a brûlé. Métaphore d’un ulcère architectural tapi dans les entrailles de la machinerie, la fermentation des résidus de farine a enflammé les conduits de bois sec. En un instant, glissant le long des courroies de chanvre, le feu s’est propagé jusqu’au grenier. Les démons ont tous péri, exorcisme ultime. Maintenant reconstruite, la demeure semble désormais silencieuse, sans âme et sans folie.
Mais un démon a réussi à s’échapper, il est en moi à jamais, il m’accompagne, et tous les deux nous explorons le monde.

Je l’ai surnommé Héphaïstos.
Dieu des forgerons, Héphaïstos, est le dieu de la technicité.
Fils de Zeus et Hera, rejeté de l’Olympe à cause de sa laideur, bossu et boiteux, il a su conquérir Aphrodite, Charis, et sa place auprès des dieux, grâce à sa maîtrise de la forge : sommet technologique de la Grèce antique.
C’est lui qui m’a donné le pouvoir de maîtriser les technologies de la communication. Grâce à ce pouvoir miraculeux de transformer de la matière brute en armes de l’esprit, j’ai pu conquérir le coeur des plus belles, j’ai su construire mon Xanadu virtuel.

Mais la technicité peut être un piège pour celui qui ne sait surmonter son emprise.


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