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13 décembre 1962. Ostende. Le vent glacial patine sur la mer du Nord. Les vagues se sont engourdies sous le gel et dans leur affaiblissement ne manifestent plus aucune tempête de révolte. Quelques passants hardis longent précipitamment les bords de la digue pour rejoindre la chaleur réconfortante de leur nid. Les romantiques, prisonniers du climat hivernal s’obligent forcés à poursuivre leur chemin sans pouvoir s’octroyer un seul instant d’arrêt pour que s’échappent quelques chimères poétiques en dédicace au paysage inhabituel de cette mer habillée de glace.

Toi, comme tout père vivant l’accouchement de sa progéniture par procuration, tu exécutes nerveusement les cent pas dans un couloir d’hôpital. Quelques heures plus tard, l’attente se transforme en cadeau. Des cris stridents, des pleurs, tu es papa. Mes yeux sont grand ouverts mais ils ne te voient pas encore. Après, il y aura la déclaration paternelle à la Maison Communale, le champagne en famille, les joies préfabriquées. Je ne sais pas. J'invente. Tu ne m'en as jamais parlé. Cette fois-ci tu n'as pas dû casser la chambre bleue. Je suis bien vivante. J'ai pris la place et le prénom de celle qui aurait pu être ma soeur. Reproduction à ton image, les yeux surtout. J'ai toujours voulu tes mains. Caprice génétique. Tel que je te connais, tu n'as pas du refaire les mêmes gestes ni
même oser être heureux. Pour ne pas effrayer la chance, il faut éviter les applaudissements.

Vingt-six ans plus tard, tu prends le chemin des écoliers. Je voulais que tu restes. Je ne te l'avais jamais écrit. Je pensais
que tu le savais. Bien sûr tu le savais. Je te revois assis en face de moi, une faible lumière caresse les ombres de ton visage et se pose dans le gris de tes yeux comme si elle voulait leur redonner encore une dernière fois toute la brillance que la fatigue leur a prise. Ta respiration est lente et difficile mais un vague sourire surmonte ta souffrance. A ce moment, j’aurai pu te dire encore et encore qu’il fallait continuer à te battre mais mes paroles n’auraient été qu'égoïsme trahi à vouloir te garder. Tu n’étais plus qu’une parallèle à la vie et tu es parti comme une promesse au pacte de toi-même. Pour ton départ sans retour, pas de cimetière, juste quelques cendres qui se sont envolées, emportant notre histoire tout entière sur un Ave Maria. Ambiance glauque et insupportable me laissant aujourd'hui dans la mélodique solitude d'un aller simple. Tu chantais : "faut qu'on rit, faut qu'on boit, faut qu'on s'amuse comme des fous". Je n'ai pas ri. Je n'ai pu qu'à quelques reprises esquisser un sourire absorbant comme un buvard la peine des autres. Et nous avons bu du champagne, ta boisson préférée, celle que tu nous offrais en fête des bons ou des mauvais moments.


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