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Courage, force et dignité, c'était ton truc. Ce jour-là, tu as tout emporté. Il te fallait bien tout cela pour partir le sourire aux lèvres. Le dernier jour, on était là entourant ton lit comme une armée d'impuissants renonçant à l'ennemi.
Tes yeux cernés mais si beaux et tes lèvres fatiguées m’ont dit je t’aime comme jamais personne ne l'a osé. Déclaration incestueuse pour laquelle je plaide non coupable. Foutus couloirs aux murs blancs sur lesquels se cogne la souffrance. Purgatoires de la peste, réservoirs aux pleurs inconsolables dans lesquels se perdent les derniers espoirs. Pour atténuer la douleur de te perdre, il m'a fallu bien plus de haine que mon coeur ne comportait d'amour pour toi. Il faut oser les larmes pornographiques quand la honte n’a plus ses raisons. C’est ce matin-là que j’ai compris que la souffrance était un veilleur de nuit dans l’amour, ne surgissant que lorsque le voleur de vie lui échappe.

Aujourd’hui mes souvenirs de toi s’accrochent sur les murs porteurs de ma mémoire. Le reste n’est que récupération fétichiste : un pull bleu aux mailles effilochées que ton odeur a déserté petit à petit comme des traces de pas dans le sable que le vent balaie en douceur ; une boîte à cigares dans laquelle reposent dix outils en os avec lesquels j’imagine tes première heures de travail ; deux photos de toi que le temps ne s'est encore permis de jaunir, résumé de tes deux passions cristallisées comme le sucre au fond d'un poêlon que tu utilisais pour créer tes oeuvres.

Le reste, je ne l'ose qu’en rêve de temps en temps, comme cet atelier dans lequel tu travaillais avec le petit four en pierre que tu aimais tant, celui pour lequel tu t'es tant battu à vouloir déménager et qui semble enfin avoir compris que ton retour ne se fera plus. Tes recettes, elles, se sont endormies dans un fond de tiroir. Petite écriture passionnée et propre aux formules inutilisables, sans ton talent, sans ton expérience.

Peu après ton départ, je me rappelle m'être assise à même le sol, entre ce pétrin silencieux et, le banc de travail tatoué de tes dernières heures, balafré de vergetures redessinant en forme de souvenirs les accouchements de chacune de tes oeuvres.

Cinquante ans de ta vie reposent dans ces murs aux odeurs de farine, de vanille et de levure. Je sais que tu avais longtemps hésité entre la cuisine et la pâtisserie. Mais, à quatorze ans, on ne t'a pas donné le choix. Toi, petit bonhomme né d'un acte manqué au fin fond d'une campagne déserte de Wallonie.

C'était en 1917, le 28 octobre à Irshowelz. Pendant qu'une épidémie de typhus s'emploie à ravager bon nombre de familles, un cercueil au bois sobre attend devant la maison où ta mère, le ventre gonflé, hurle en priant la délivrance de sa maternité. Premier cri, premier souffle pour dire : je veux vivre. Tu l'amèneras dans ta chance, celle qui pourtant ne méritera que très peu qu'on l'appelle "maman". De cette mort attendue, et de cette vie qui ne l'était pas, il en restera une croix que tu garderas comme souvenir de ta première bataille.

Ensuite, il y aura les anglais pour t'apprendre à marcher et les américains pour le chocolat et le lait. A cette époque, la seule qui semblait t'accorder quelque affection fût cette dame, ta grand-mère, aux yeux ouverts mais aveugles, dont les cheveux gris étaient montés en chignon serré. Image floue mémorisée faute d'avoir vu qu'une seule fois son portrait. Elle, te voit grandir en sabots et vêtements récupérés par-ci, par-là. Tu traînes de temps à autre dans un coin d'atelier de pâtisserie. L'école, tu y vas parfois et tu aimes çà mais le savoir n'aura jamais rempli les estomacs vides.

Bien plus tard, tu apprendras pourtant que ta vie de petit pauvre aurait pu basculer. Un homme au costume noir bien coupé t'attend à la sortie de l'école. C’est ton père, le procréateur qui s'évertue à élaborer des plans de ponts là-bas, très loin et dont tu ne porteras jamais le nom. Il voulait t'emmener. Pendant une semaine, tu as eu droit à une attention particulière, inhabituelle. Ta mère, qui de coutume t'assure plus d'absence que de présence, t'accompagne le matin jusque dans la cour de récréation et revient le soir pour te reprendre. Ce sera l'unique fois où elle se sentira capable de décider pour toi.

Après, pendant longtemps, tu te battras tout seul, face à face cruel entre ce que tu es et ce que tu voudrais être. Tes dimanches étaient pour moi les plus tristes. Je pleurais, pas toi. Si le dimanche est une solution de continuité dans la trame des jours comme le prétend si joliment Duhamel, pour toi, le jour du seigneur sans miracle réside à passer le temps dans les champs, ramassant l'herbe pour les lapins pendant que ta mère, ne faisant même pas semblant d'en être une, déambule dans les rues de la ville au bras de son futur et traînant avec elle un autre bambin aux souliers de cuir, ton demi-frère. A chaque fois que tu me racontais cette histoire plus proche de Jacquou le Croquant que d'Alice au Pays des Merveilles, tes paroles se transformaient en vomissures acides, résultat d'une indigestion chronique et inguérissable d'un enfant qui a dû grandir trop vite. Sans doute est-ce pour cela que je néantise volontairement les dimanches.

Pauvre rituel hebdomadaire, où le temps baise minutes et secondes sans se soucier des heures en deuil. Faible et inutile célébration en hommage à ta souffrance. Mais Envers et contre tout, tu aimais la vie, pas ta vie, mais la vie. Elle te le rendait bien mal sans que jamais tu lui en veuilles.

"Ma petite fille, me disais-tu, ne confond jamais tolérance et résignation."


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