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Second voyage avec Thanatos
La mort de mon père
Deux ans après l'accident fatal à ma mère, mon père est en train de mourir des suites d'une hémorragie cérébrale, survenue au réveil de son opération.
En fait il n'est pas encore vraiment mort. La machinerie médicale lui insuffle artificiellement depuis hier soir une parodie de vie, mais son cerveau n'a pas pu résister, et toute sa conscience et son inconscience ont quitté son corps depuis la nuit de mardi.
Petit à petit, l'organisme, dépourvu de capitaine, ne peut plus lutter pour survivre. Les médecins ne cherchent plus à vaincre, il va bientôt s'éteindre.

Sur son lit d'hôpital, et malgré tous les tuyaux qui l'enserrent, il semble dormir. Lorsque je regarde ses mains, il me paraît impossible qu'il soit mort. Je presse sa main droite entre mes paumes, espérant que, par je ne sais quelle mystérieuse réaction, mon contact incitera la conscience à réintégrer son corps.
À chaque instant, je guette le moindre mouvement de ses yeux sous les paupières entrouvertes, j'espère sentir ses doigts se refermer sur les miens, j'aimerais pouvoir interpréter les hésitations des oscilloscopes comme des indices de son retour à la vie. Mais non, il nous a vraiment quittés. Son électroencéphalogramme reste désespérément plat, vide: image cruelle d'un esprit déserté, éteint.

J'ai l'impression de l'avoir trahi. J'aurais dû être là lundi, la veille de l'opération, à le tenir par l'épaule, à l'encourager, au lieu de tourner ce film. Je hais cette passion, qui m'oblige à être constamment disponible aux nécessités de la production.
Il était terrorisé à l'idée de cette opération, bénigne, qui pourtant s'est bien passée, mais en fait, cette étrange maladie, que ses amis médecins n'ont toujours pas identifiée, aura quand même eu raison de lui.

Puis, je me console, en me disant qu'il n'y a pas seulement ce jour-là qui compte, mais tous ces moments passés ensemble ces dernières semaines, où il était heureux de nous avoir retrouvé. Si je pouvais, je crois que je ne garderai comme souvenir de ces derniers jours, que celui du petit bonhomme au sourire extasié devant les cultures expérimentales de la cité des Sciences.
Je le revois derrière les vitres de la serre des hydroponiques, dans cette jungle futuriste de plantes sans terreau, suspendue dans la vapeur des brumisateurs, qui devait lui rappeler son enfance dans la véritable jungle du Viêt-Nam.

La violence du choc a marqué l'écheveau fragile de ma mémoire, d'une plaie brûlante que mon esprit a pris l'habitude de contourner.
Les enregistrements vidéo m'obligent contempler avec leur précision douloureuse, ce puits acide où brûlent les souvenirs épars de ces jours fatidiques.
Les images se mêlent, précises et confuses à la fois.
J'aurais aimé raconter...
Son fantôme qui semble m'accompagner dans sa maison désormais vide...
Maman qui est morte un an auparavant, et lui qui meurt ce jour-là.
La violence du choc de sa mort qui explose dans l'esprit.... Comme une pierre dans l'eau d'un lac.... Comme un poing qui explose une vitre de voiture...
Parler de cette pudeur de la mort, qui nous a empêché de se parler, se dire tout ce qu'on aurait du se dire...

Lors de ses derniers jours, confronté à ce nouveau rendez-vous avec la mort, il m'a confié son passé, ce qu'il a été, ce qu'il aurait pu être.
Et à ce moment, j'ai découvert combien m'avait été inconnu cet homme que j'avais côtoyé pendant 32 ans et qui était mon père. Il m'a révélé un monde plus fou que toutes les légendes que je me raconte, un univers fabuleux et terrible, qui a été son enfance et qui aurait pu être mon passé.
Maintenant qu'il est mort, j'ai l'impression de l'avoir trahi, comme si en me parlant, en me confiant les secrets de son enfance il avait passé un pacte d'immortalité avec moi, un pacte que je n'aurais pas tenu.
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